L’oiseau s’élança du rebord de fenêtre où il s’était posé et déploya ses ailes. Pas plus grand qu’une belle pomme vert aux reflets rouges dont il avait la couleur, il zigzagua un moment dans l’air du matin avant de trouver son équilibre de vol. Profitant d’un chaud courant ascendant, il s’éleva entres les murs des maisons, filant au-dessus des rues d’Eloher où les passants s’activaient, de plus en plus nombreux. Le volatile passa en gazouillant le long de l’école, où les premiers cours battaient leur plein. Par une fenêtre, on pouvait voir l’ingénieur en chef David Stubborn donner sa leçon, l’air aussi sûr de lui qu’il était possible, ce qui le faisait ressembler à un écureuil constipé. Le savant, aussi brillant soit-il, avait la fâcheuse tendance de perdre ses moyens lorsqu’il était hors de son atelier ou de son labo, particulièrement quand il était entouré d’une foule de gens qui n’étaient pas des assistants. Il s’était dit qu’accepter de donner des cours à la fameuse école interclan d’Eloher serait une bonne chose ; ii pourrait dispenser son savoir, et les enfants ne pouvaient pas être si compliqués que cela. Il avait réalisé son erreur la sixième minute de son premier cours, quand l’un d’entre eux avait fait exploser le gadget qu’il avait apporté pour une démonstration. Contrairement à ce qui relevait du domaine de la science, plus les corps étaient petits simples et plus ils étaient compliqués et, il fallait l’avouer, bruyant. Et puis surtout, ils posaient des questions. Beaucoup de questions. Au début, David en avait été ravi : les adultes à qui il parlait de son travail ne se souciaient que rarement de poser des questions et se contentaient de voir les choses fonctionner sans comprendre comment. Mais au bout d’une demi-heure de cours et d’au moins une centaine de questions de acabit d’un « Pourquoi un boulon ? », l’ingénieur avait dû se réfugier derrière le tableau pour reprendre contenance et éviter les boulettes de papier. Les enfants avaient le chic pour repérer les enseignants dont on pouvait jouer avec les nerfs. Avec le temps, les journées passant, le professeur Stubborn –ou plutôt le « professeur Coucou », comme le surnommaient en douce les élèves- avait plus ou moins réussi à donner sa classe sans trembler, et il avait fini par apprécier la saine curiosité infantile et leur manière de voir le monde, même s’il avait encore du mal avec les boulettes de papier. Ce matin, il essayait d’attirer leur attention sur le fonctionnement d’un dispositif à rotors thaumique autopropulsé tout en cherchant désespérément ses lunettes plantées en évidence sur le haut de son crâne, au grand amusement des élèves.

L’oiseau continua sa routine matinale, survola la cour de l’école et en quitta l’enceinte pour continuer joyeusement le long des ruelles. Il remonta l’une des plus grandes rues jusqu’à une grille en fer finement ouvragée dont il passa à travers les barreaux pour venir se percher sur le bord de la fontaine du jardin. Les murs du manoir de l’ambassadrice impériale dominaient la scène et, de derrière son bureau, Jana Al-Syal poussa un profond soupir en regardant le ciel bleu à travers une fenêtre. Elle portait encore sa tenue de voyage, arrivée au cours de la nuit d’Aurnion, où elle avait son autre office. Comme elle n’avait jamais aimé rester trop longtemps au même endroit –réminiscences de son passé d’espionne- les constants allers et retours entre les deux cités interclans et la capitale impériale ne la dérangeaient pas plus que cela, mais elle se disait quand même qu’il y avait des jours où elle aurait préféré trouver autre chose qu’un bureau pour l’attendre à l’arrivée. Elle naviguait de paperasse en paperasse, de problèmes à régler à d’autres problèmes à régler. Quand ce n’était pas un guildien qui était accusé d’avoir volé une pomme sur l’étalage d’un impérial, c’était un impérial qui en cueillait une sur le pommier d’un voisin krytien. Mais quelque part, cela signifiait aussi que la vie reprenait son cour normal à Eloher, si tant est que la ville ait jamais pu prétendre à la normalité. Il ne semblait pas se passer une saison sans qu’au moins une catastrophe ne s’y produise. Mais cela faisait maintenant deux mois que les ravages causés par ceux qui avaient enlevé dame Ysyhteha d’Halure avaient été causés, et la vie avait repris son cour. La captive avait été sauvée, les dommages matériels reconstruits et les morts pleurés. Fidèle à sa promesse, le capitaine de la quatrième brigade des chevaliers avait détachés de manière permanente une de ses escouades, ce en quoi Jana lui était reconnaissante. Elle n’avait vraiment pas envie de voir la ville prise une nouvelle fois au dépourvu comme elle l’avait été ce jour là. Ses pensées vagabondèrent encore un instant avant de revenir se poser sur le btreau et les documents qui y reposaient. Jana se frotta les paupières dans le vain espoir de réveiller sa motivation puis, après un profond soupir, se mit au travail.

Loin de toutes ces considérations bien compliquées pour un cerveau comme le sien, l’oiseau finit de faire sa toilette en pépiant joyeusement. Il sec oua son duvet, ébourriffé par l’eau, et ses petites pattes cliquetèrent sur la pierre tandis qu’il faisait quelques pas rapides pour reprendre on envol. Fendant l’air, complètement sec, il se dirigea droit sur l’hôpital et sa petite cour en particulier. Plusieurs malades ou blessés passaient souvent du temps à l’air libre dans ce parc, et la plupart d’entre eux n’avaient rien de mieux à faire que de jeter les miettes de leur en-cas matinal aux multiples volatiles qui ne manquaient jamais au rendez-vous. La bestiole se posa dans l’herbe non loin d’un banc qui n’allait sûrement pas tarder à être occupé. De fait, un jeune homme venait en sa direction, s’appuyant sur une cane en bois. Il avait les cheveux noirs et le teint naturellement pâle, et il lui manquait une jambe ; à la place, sous le pantalon de toile, il y avait une prothèse à la pointe de la technologie médicale. Astian, ancien chevalier impérial, en avait hérité après avoir dû être amputé il y a deux mois, blessé lors des combats de rues à Eloher. Sur les recommandations du docteur Peebles et de ses propres officiers, il avait pu bénéficier de ce membre de substition, et s’était installé à Eloher le temps de faire sa rééducation. Il venait plusieurs matins par semaine à l’hôpital travailler son équilibre et sa coordination sous les conseils des guérisseurs. Il s’assit sur le banc, et sortit un petit pain de sa poche, qu’il égrenait pensivement, jetant les miettes sur le sol au grand plaisir du petit oiseau. Une petite fille traversa le parc en courant pour venir rejoindre l’ancien soldat, qui retrouva le sourire.

Dérangé par tant d’agitation et bien repu, l’animal agita ses ailes une fois de plus et quitta la zone de l’hôpital. Il vola dans les rues jusqu’à sortir de l’enceinte de la ville, loin de toute cette agitation humaine. Il décida qu’il était temps de se dégourdir les ailes pour de bond et prit de l’altitude, la ville et les arbres sous lui apparaissant de plus en plus petit. Il volait librement, haut dans le ciel, ou rien ne risquait de… Woooosh ! Quelque chose de très rapide avait filé droit devant lui dans une rafale d’aire qui l’envoya tournebouler dans le ciel. L’oiseau gazouilla son mécontentement à l’adresse de la forme floue aux reflets jaunes et verts qui piquait droit sur un petit bosquet. Puis, remis de son indignation, il agita ses petites ailes plus fort dans l’intention d’aller encore plus haut. Là où mis à part des congénères à plumes, il ne devrait pas faire de mauvaise rencontre. Jusqu’à ce qu’une ombre plus grande que tout ce qu’il avait jamais vu en l’air l’enveloppe et qu’un bruit assourdissant fasse vibrer chacune de ses plumes. De puissants courants ne tardèrent pas à suivre, provoqué par l’apparition d’un monstre gigantesque tel qu’il n’en avait jamais vu de mémoire d’oiseau (qui n’était de toute façon pas très bonne en dehors de ce qui concernait les graines, les endroits où l’on trouvait des graines et un programme de reconnaissance faciale extraordinairement efficace du moment qu’il concernait quelqu’un qui distribuait des graines). Terrifié, balloté dans tous les sens, la bestiole ne put qu’attendre que l’horreur de métal, de bois et de bruit continue son chemin. Puis, encore sous le choc et outré de voire que le ciel n’était plus ce qu’il était, il décida de perdre de l’altitude et de se rejoindre le couvert d’un arbre quelconque, ou il ne risquait plus d’être dérangé. Il avait eu assez d’émotions pour aujourd’hui, merci pour lui. Il se dirigea droit sur un petit bosquet à mi-pente d’une des collines qui entouraient la cité d’Eloher. Il se choisit la plus belle branche pour se percher et trilla son contentement : il s’était enfin trouver un petit coin tranquille où digérer ses miettes de pains.

« Et bien, c’est un spectacle qui ne cessera jamais de me lasser, je crois. »

Les fesses dans l’herbe, adossé contre le tronc d’un arbre du bosquet, Kitsune avait mis une main en visière pour suivre du regard La Dame de l’Empire. L’aéronef s’apprêtait maintenant à survoler Eloher pour aller se poser sur le terrain qui avait été tout récemment aménagé à cet effet. Depuis la présentation de la Dame au public, l’empire n’avait pas chômé : des terrains d’atterrissage avaient été aménagés à proximité de chacune des cités impériales ainsi qu’à Eloher. La construction de celle d’Aurnion avait débuté, et Kit se demandait souvent si les autres clans accepteraient de relier leurs propres villes au parcours de l’engin. Mais pour l’heure, il était simplement heureux d’admirer le fruit de l’ingéniosité humaine traverser lentement mais sûrement le ciel de Terca Lumireis. Une preuve que la curiosité et l’envie d’apprendre ne connaissaient pas de frontières. De ce simple fait, il était plus que fier.

« C’est vrai que c’est la classe. Même si ça ne va pas très vite. »

Seul Kit pu entendre ces mots, qui firent littéralement irruption sous son crâne, que Quetzal avait prononcé. L’esprit de foudre jaune et vert aux larges ailes s’amusaient souvent à accompagner la Dame lors de ses trajets, lui tournant autour pour l’examiner sous toutes ses coutures. Il l’avait laissée maintenant continuer seul, profitant des thermiques du coin pour planer paresseusement au-dessus du bosquet dans l’ombre duquel reposait son ami humain, sa compagne et le frère de celle-ci. Ainsi qu’une renarde au caractère bien trempé qui passait beaucoup de temps à ignorer copieusement l’esprit de la foudre, qui ne comprenait pas pourquoi et ne lui en tenait pas regard. Pour l’heure de toute façon, la terrible prédatrice des sous-bois baillait, les quatre fers en l’air, tandis que l’empereur abaissait sa main pour venir lui gratter le ventre. Son autre main caressait un autre ventre, un ventre qui donnait l’impression d’enfler de jour en jour. Allongée dans l’herbe, la tête sur les jambes de Kit, Lissandre Andùrin pouvait sentir la vie qui grandissait à l’intérieur d’elle. Ou plutôt, les vies. Quand elle avait pour la première fois perçu une présence en elle, lors de la grande bataille d’Eloher, le sentiment avait été trop diffus. Mais maintenant, plusieurs mois après, elle pouvait tout à fait discerner les deux vies qui se partageaient son ventre. Les jumeaux étaient une chose relativement courante dans la famille Andùrin. Elle ne pouvait estimer avec précision la date de conception exacte, et selon les guérisseurs elle devait en être à plus ou moins quatre ou cinq mois de grossesse. Elle ne pouvait plus vraiment cacher son état, mais se n’en inquiétait pas tant que cela. Kit et elle avaient été très inquiets à l’agitation politique qu’aurait pu causé pareille nouvelle, mais pour le moment ils ne s’en étaient pas trop mal tiré. Du moins du côté de l’Empire. Même sir nombre de nobles et certains sénateurs auraient préférés voir une humaine de bonne famille impériale aux côtés de l’empereur, ils étaient plus dérangés par le fait que la grossesse avait lieu hors mariage que celui qui faisait de Lissandre une krytienne. Quant aux krytiens eux-mêmes… Et bien, Lissandre avait décidé de ne pas s’en inquiéter. Les réactionnaires devaient sûrement cracher tout leur saoul de venin, mais elle n’en avait cure. Elle avait fait son choix, et ce choix avait été accepté par ceux qui comptaient à ses yeux. Elle ne pouvait rien demander de plus (sauf peut-être des wagons de tartes aux kiwis, une de ses nombreuses et bizarres envies de femme enceinte ; elle était littéralement obsédée par les tartes aux kiwis).

Kit, lui, ne pouvait être plus heureux. Il avait réalisé qu’il avait sans le savoir désiré être père depuis longtemps, et il n’allait pas commencer maintenant à se soucier de l’opinion des autres. La femme qu’il aimait était à ses côtés, deux petites vies allaient bientôt les rejoindre, des choses formidables comme La Dame de l’Empire parcouraient les cieux et même les réunions du Sénat n’étaient pas si difficiles que cela à supporter, tout compte fait. Il était heureux, tout simplement, et ce simple petit instant sous les arbres –au même endroit où lui, Lissandre, Jacek et leurs amis Rôdeurs s’étaient tenus après la grande bataille d’Eloher- aurait aussi bien pu durer depuis toujours.

Étendu dans l’herbe aux côtés de sa sœur et de l’empereur, Jacek Andùrin décida qu’il ne se portait pas trop mal lui-même. Ces derniers mois, il avait beaucoup erré à travers les étendues sauvages de Terca Lumireis pour le compte des Rôdeurs et –surtout- pour le sien propre. Il en était arrivé à atteindre une sorte de paix intérieure plus profonde encore que celle qui avait été secouée puis brisée par sa brève relation avec Cixi Elmundir. Il était maintenant redevenu simplement Jacek, qui se réjouissait du bonheur de sa famille et de ses amis, et attendait impatiemment de pouvoir jouer les oncles. Quant au reste à et sa propre vie, et bien il avait décidé qu’il ne servait à rien de courir après quelque chose, et attendait patiemment de voir ce qu’elle lui réservait. Les bras croisés derrière la tête, un long brin d’herbe entre les dents, il ne voyait aucune raison de se faire du souci. Pour quoi que ce soit.

« J’ai réfléchi. » dit soudain Kitsune, comme s’il avait longtemps tergiversé avant de prononcer ces mots. Jacek se tourna sur le côté et s’appuya sur un coude, curieux, tandis que sa sœur levait une main pour tapoter le menton de l’empereur :

« C’est formidable mon chéri, tu devrais faire ça plus souvent. »

« Très drôle. Du coup, je me demande si ce que je vais dire est toujours une bonne idée… » L’empereur prit l’air faussement peiné du petit garçon boudeur, mimique que Fuchs accompagna d’un jappement.

« Tu as bien raison ma grande : les hommes sont vraiment étranges. »

« Allez, vas-y, dis nous tout ! » lança Jacek.

« Et bien… J’ai donc pas mal réfléchi –arrêtez de sourire comme ça tous les deux, ce n’est pas plus drôle la deuxième fois- et je me suis dit qu’avec tout ce qui nous est arrivés à Liss et moi, la grossesse, tout ça… » Il eut soudain l’air gêné, comme s’il ne savait vraiment pas comment s’y prendre, puis baissa les yeux pour rencontrer le regard de Lissandre avant de prendre le ton qu’il espérait le plus banal du monde : « ‘fin, depuis le temps que ça traîne, et puisque je ne vois pas de raison de remettre ça à plus tard. Pis pour officialiser les choses…. Tout ça… Bref, euh, et si on, ben… si on se… est-ce que tu veux me… Voilà, si on s’mariait ? Tant qu’à faire. Après tout. Euh… »

Lissandre ne réagit pas, du moins pas comme Kitsune aurait pu s’y attendre. Elle se contenta de leva presque paresseusement un sourcil, se donnant l’air de réfléchir à la question. Mais elle ne put tromper Jacek ; à travers le lien étroit si particulier qu’ils partageaient en tant que jumeaux, il sentit le débordement de joie et d’allégresse qui inondait l’âme de sa sœur. Il se retrouva à en sourire, presque à en rire, comme s’il les ressentait lui-même.

« Et bien… » finit par dire Lissandre, l’air toujours aussi songeuse, amusée de voir la perplexité confuse sur le visage de Kitsune. « Après tout pourquoi pas ? Tant qu’à faire, comme tu dis. »

« Non, mais j’voulais dire euh… »

« Idiot, je sais bien ! Bien sûr que c’est oui ! »

Elle se releva et se tourna pour être face à Kitsune, qu’elle embrassa longuement pendant que Jacek se laissait retomber dans l’herbe, faisant tourner son brin d’herbe entre ses lèvres tout en lâchant un « Et bien il était temps ! ».

Dans le ciel, parce qu’il pouvait sentir la joie chez Kit, Quetzal laissa éclater la sienne, tournoyant dans les airs dans un feu d’artifice électrique crépitant d’or et d’émeraude, réveillant en sursaut un petit oiseau qui venait de commencer sa sieste. Pour une nouvelle, c’était une bonne nouvelle. Quant au reste… et bien, le reste pouvait attendre.

Lorsqu'ils virent la jeune fille venir se présenter à la grille du manoir, les deux gardes postés devant relâchèrent leur posture et lui sourirent gentiment. Elle n'avait pas l'air d'une redoutable créature qui allait s'en prendre à la sénatrice, et puis la sénatrice en question n'était pas du genre à s'entourer de gardes étroits d'esprits et patibulaires.

"Bonjour mademoiselle."l'accueillit spontanément l'un deux. "En temps normal, je suis sûr que l'ambassadrice serait ravie de vous recevoir, quelle que soit votre doléance, mais je crains qu'elle ne soit très occupée en ce moment."

Il était vrai qu'arrivée cette nuit, Jana avait demandé à ce qu'on ne la dérange pas sauf en cas d'extrême urgence. Et cette jeune fille ne semblait pas être un cas d'extrême urgence. Le garde se préparait à la congédier poliment quand une voix sonore en provenance de la cour l'en empêcha:

"Allons Tib, laisse donc entrer la jeune fille!"

Dans la cour, au pied du manoir, un homme torse nu curieusement bâti terminait de s'asperger la tête sous la pompe à eau. Il s'ébroua vigoureusement et se jeta une serviette sur les épaules. Vêtu d'une sorte de kilt de cuir, il vint à la grille qu'étaient en train d'ouvrir les soldats. Il était roux, portait une grosse moustache tombante et il était plutôt petit ce qui, avec sa taille fine et ses épaules larges, lui donnait l'apparence d'un tonneau humain sur pattes.

Il salua la jeune visiteuse d'un sourire, croisant ses bras épais sur sa poitrine poilue: "Romo Lankin, homme d'armes personnel de dame Jana. Merci Tib!"

Il fit signe au garde qu'il pouvait refermer la grille, et invita la jeune fille à le suivre dans le jardin. Ils le traversèrent et Romo s'assit sur un banc de pierre, commençant à se sécher vigoureusement les cheveux de sa serviette. Une fois cela fait, il la jeta négligemment sur la branche d'un arbre proche et fit signe à la visiteuse de prendre place sur une vieille chaise de jardin.

"Comme Tib vous l'a dit, la dame est très occupée, mais le fait que vous voyez venue aussi directement m'a intrigué. Dites moi, quels services pensez-vous pouvoir offrir à dame Jana, mademoiselle...?" demanda-t-il, dans l'idée d'obtenir également d'elle comment elle s'appelait.

La fenêtre par laquelle Sarah avait choisi de passer l'avait menée au deuxième étage, dans une pièce qu'elle put observer à loisir. Elle était sûrement grande à l'origine, mais elle était tellement remplie qu'elle en paraissait presque bien trop petite. On pouvait à peine y faire un pas sans frôler une des multiples étagères qui s'amoncelaient de manière à donner à l'endroit l'aspect d'un petit labyrinthe de meubles. De meubles qui étaient tous, sans exceptions, chargés de documents sous toutes leurs formes. Epais dossiers bourrés à craquer, parchemins soigneusement roulés, et d'innombrables feuilles volantes dont certaines étaient couvertes d'une écriture qui avait tout l'air d'être un code compliqué. Et malgré la quantité astronomique de meubles et de papelards, tout semblait classe selon un ordre bien organisé. Chaque chose, le moindre bout de papier, semblait parfaitement à sa place. Le silence régnait en maître sur les lieux, comme si le moindre bruit aurait pu révéler au grand jours des informations longtemps dissimulées qui auraient dû rester cachées indéfiniment.

En jetant un oeil par la fenêtre, Sarah pouvait voir en contrebas Romo Lankin, un sourire amusé aux lèvres, en train de parler aux gardes qu'il avait rassemblé. Aucun ne semblait manifestement sur le point de se précipiter dans le manoir pour venir arrêter la jeune fille, et on aurait pu jurer que l'homme d'armes s'était fendu d'un joyeux mais discret signe de la main à l'adresse de la fenêtre. Comme s'il encourageait Sarah à continuer, l'enjoignant d'aller elle-même trouver la sénatrice. Quoi qu'il en soit, l'étudiante pouvait maintenant souffler un peu: le silence était toujours de mise dans la demeure, et nul cohorte de soldats ne piétinait les couloirs dans le but de venir se jeter sur elle. Elle était seule dans cette espèce de centre de documentation, dominée de toute part par des monceaux de dossiers.

Ou du moins, elle fut seule jusqu'à ce que l'un des meubles se mette à grincer doucement puis à pivoter sur lui-même, révélant une étroite ouverture dans le mur, obscure et inquiétante. Mais certainement pas aussi obscure et inquiétante que la silhouette qui en sortait. Il s'agissait d'un humain -du moins, il devait sans doute s'agir d'un humain. La moitié inférieure du visage de l'homme était dissimulées par une sorte de masque en cuir clouté. L'inconnu était d'ailleurs tout de noir vêtu, des habits près du corps et pratiques à la coupe étrange, agrémentées de ceintures de cuir et d'un col de fourrure. Mais le plus frappant étaient les deux yeux ronds enfoncés dans leurs orbites, des yeux à l'air fou qui n'étincelèrent de surprise qu'un instant en apercevant Sarah. La peau de l'homme était pâle, ce qui faisait ressortir les deux curieux tatouages qui surplombaient les yeux sans sourcils. Les cheveux d'un gris beige de l'inconnu était dressés à l'arrière de sa tête. A cause de son masque, il était impossible de discerner son expression, et ses yeux fous vrillaient Sarah du regard comme s'ils étaient des poignards. Et dès que la jeune fille put baisser ses propres yeux, elle vit l'actuelle lame bien réelle qui semblait être une extension de la main de l'assassin. Il en portait à vrai dire une au bout de chacun de ses bras, et il était difficile de dire s'il les avait enfilées comme des gants ou s'ils elles étaient -une pensées troublante- directement issues de son corps. Sous un de ses bras, l'homme avait coincé plusieurs vieux rouleaux de parchemins poussiéreux qui donnaient l'impression de vouloir s'effriter.

Il s'était à peine déroulé une seconde ou deux que l'inconnu, sans un seul mot, frappa de sa main libre en avant à une vitesse étonnante, la lame se dirigeant droit vers la gorge de Sarah, qui avait intérêt à réagir plus vite que jamais si ne voulait pas finir avec du métal dans le cou...

Dans son bureau, Jana Al-Syal leva soudain la tête de la lettre qu'elle était en train d'écrire. Elle n'avait guère prêté d'attention aux bruits du jardins, se disant que Romo trouverait le moyen de l'avertir si sa présence était requise. Mais soudain, ce fut comme si son instinct l'avertit qu'un réel problème était sur le point de survenir entre les murs du manoir. Elle avait cette impression glacée le long de la nuque, comme à chaque fois qu'elle avait senti un danger mortel s'abattre dans les parages. Elle reposa avec précision sa plume dans son encrier et son regard se posa sur l'échiquier qui reposait sur un coin de son bureau. Le mécanisme qu'elle connaissait si bien avait fait bouger l'une des pièces. Cela voulait dire que l'une des chambres secrètes avait été ouverte. Sans sa permission. Et sans qu'aucun intrus n'ait été déclaré. Etouffant un juron, dame Al-Syal bondit de sa chaise et se précipita dans le couloir, cherchant le contact rassurant des manches de ses poignards attachés sur ses pantalons de voyage...

L'étranger n'avait certainement pas l'air ravi d'être ainsi dérangé dans son oeuvre par ce qu'il devait considérer comme une gamine sortie de nulle part. Surpris par la résistance de Sarah et occupé par les rouleaux, il n'avait pas eu l'opportunité de montrer tout ce dont il était réellement capable. Mais il ne lui avait fallu que quelques instants pour se dédier pleinement au combat. Dès que Sarah se fut prise aux documents et eut hurlé à la fenêtre, il sembla perdre toute retenue. En deux gestes rapides, il accrocha les derniers rouleaux à ses ceintures et se dédia pleinement à la tâche qui impliquait de se débarrasser de la gêneuse. Ses coups étaient rapides et précis, et la jeune fille était sévèrement amochée. Il était impossible de deviner l'expression derrière le masque, mais les yeux fous de l'homme la trahissait sans peine: on y lisait une envie, un désir de tuer quasi-irrépressible. Il n'avait prononcé aucun mot, aucun son si ce n'étaient d'étranges grognements mâtinés de sifflements qui sortaient du fond de sa gorge.

Les deux mains libres, il frappa l'une contre l'autre ses lames à plusieurs reprises dans des gerbes d'étincelles. Il marchait ramassé sur lui-même, comme un prédateur, et il bondit soudain en avant, ses lames prêtes à fondre sur Sarah. Mais au dernier moment, il fit volte face dans les airs et croisa ses armes devant lui. Le poignard que Jana Al-Syal avait projeté depuis l'entrée de la pièce ricocha contre le métal et alla rebondir contre une étagère, faisant tomber une pile de feuilles. La sénatrice se trouvait dans l'encadrement de la porte, l'air furieux, et ne perdit pas de temps. Un nouveau poignard se trouvait dans chacune de ses mains et une seconde après ils filaient déjà dans l'air. Le premier fut paré de la même façon par l'homme en noir, mais le second, dont la trajectoire avait été voulue plus fourbe, se planta dans son épaule gauche. Du sang coula, et l'individu feula de rage. Ignorant soudain Sarah il se jeta sur la sénatrice, qui se fendit d'un habile saut périlleux arrière pour se mettre hors de portée. Au passage, elle en profita pour frapper d'un coup de pied renversé son adversaire sous le menton. Secouant la tête, il grogna plus fort.

"Hé, c'est à moi ça!"s'écria Jana en apercevant les rouleaux à la ceinture de l'homme. Ce dernier resta un bref instant comme paralysé, comme s'il se demandait qui de sa soif de sang ou des documents étaient le plus importants. Les documents finirent par l'emporter, même si il eut du mal à cacher sa déception. En un éclair, il s'élança d'une étagère à une autre, sauta au-dessus de Sarah et passa à travers la fenêtre dans un éclat de vitre brisée. Jana se précipita à la fenêtre en morceaux pour voir l'homme se réceptionner avec habileté dans le jardin, courir et passer par-dessus la grille. Tous les gardes s'étaient précipités à l'intérieur suite aux cris de Sarah, et personne ne put lui barrer la route. Il disparut rapidement dans les rues d'Eloher, et Jana se maudit un bref instant de ne pas avoir sauté à sa poursuite. Mais il y avait plus urgent: la jeune inconnue ensanglantée qui se trouvait également dans la bibliothèque.

L'ambassadrice se pencha au-dessus de la fille, et lui tendit la main pour l'aider à se relever en souriant, mi-figue mi-raisin:

"Si vous me disiez ce que vous faites chez moi, et qui vous êtes, mademoiselle."

L'étudiant plus en détail, Jana put voir que les blessures de l'adolescente étaient plus graves qu'elle ne l'avait cru au premier coup d'oeil. Elle s'accroupit à ses côtés, et apposa ses mains sur les blessures de Sarah qui s'ouvraient du coup aux épaules. Les ténèbres étant l'élément de Jana, elle n'était pas la plus douée en ce qui concernait les artes de guérison, mais elle était capable de parer au plus urgent. Son sort de premiers soins referma les profondes entailles. Elle sortit ensuite une petite boîte de sa ceinture contenant du baume, et en étala un peu sur les blessures pour arrêter le saignement.

"Voilà. Ca devrait vous soulager un peu, et éviter que les blessures ne s'aggravent. Mais je vous conseillerai ensuite d'aller voir le docteur Peebles ou l'un de ses guérisseurs, à l'hôpital."

Au même instant, Romo Lnakin et une cohorte de gardes firent irruption dans la pièce, les armes à la main.

"Tout va bien ma dame?"

"Ca ira Romo. Notre... invitée, beaucoup moins. Mais j'en déduis à ton expression que tu n'es pas étonné de la trouver ici..."

Jana réprima un sourire, puis reporta son attention sur Sarah:

"Alors, si on m'expliquait rapidement ce qu'il s'est passé ici?"

Jana fit rouler ses yeux dans ses orbites tandis que Romo affichait l'air innocent de celui qui n'avait rien à se reprocher. Derrière ses grosses moustaches rousses, il avait l'air de l'oncle pris en faute après une bonne blague et non celui du puissant guerrier qu'il était.

"Tu n'as pas pu t'en empêcher hein? Je suis navrée, Sarah, tout est une épreuve, avec cet homme. J'en sais quelque chose."

"Et malgré tout ça, vous n'avez pas trop mal tourné, ma dame."

"J'ai survécu, tu veux dire."Elle soupira, puis sourit à Sarah: "Quant à vous, ne dites pas de bêtises! Vous n'êtes pas responsable du trouble. Diable, vous avez même réussi à ne pas vous faire tuer par un homme qui m'avait tout l'air d'être un assassin expert, et en plus vous avez tout fait pour protéger ce qu'il était venu voler!"

Tout en parlant, Jana avait circulé dans la salle de manière à récupérer les rouleaux que la jeune fille avait sauvé. L'ambassadrice y jeta un rapide coup d'oeil, grimaça, puis les tendit à Romo.

"D'après ceux-ci, je pense savoir ceux qu'il a réussi à emporter. C'est étrange, parce que ce ne sont pas les informations les plus sensibles de la chambre forte... Ce qui m'inquiète le plus, c'est qu'il ait pu pénétrer dans le manoir sans se faire repérer, et qu'il connaisse visiblement au moins un des passages qui mène à la chambre forte cachée."

"Une idée de qui cela peut être, ma dame?"

"Mhm. Je n'ai jamais vu quelqu'un comme lui. Mais malgré tout, ça me rappelle quelque chose, une affaire liée aux chevaliers. Il faudra que j'en parle avec Antoine. Romo, j'aimerais que tu ailles remettre ces documents en place, et que tu installes une garde permanente à la chambre forte."

Romo acquiesça, fit un clin d'oeil à Sarah, et s'en repartit, suivi des gardes, laissant l'adolescente seule avec la sénatrice. Jana ramassa les deux poignards qui n'avaient pas atteint leur cible et les clippa à sa ceinture, avec l'air d'avoir fait ça toute sa vie. Puis elle se tourna vers Sarah et posa doucement une main sur son épaule:

"Je suis désolée. Romo a une conception particulière des entretiens d'embauche. Cela dit, il a toujours su révéler les talents des gens. Et vous n'avez aucune raison d'avoir honte. Comme je vous l'ai déjà dit, vous êtes en vie, et vous avez su tenir tête à cet homme. Vous avez même fait tout votre possible pour préserver mes biens. Vous êtes dotés d'instinct et de réflexes, sans oublier une grande vivacité d'esprit. Trois qualités que j'estime au plus haut point. Maintenant, vous êtes encore jeune, vous avez énormément à apprendre, c'est normal."

Jana se détourna d'elle, et se baissa pour ramasser plusieurs documents éparpillés sur le sol, qu'elle commença à ranger sur les étagères tout en parlant:

"Je suis tout à fait disposée à faire de vous mon assistante. Ce ne sera pas un boulot facile, et j'attendrai beaucoup de vous, Sarah. Mais je ne vous proposerais pas le job si je ne pensais pas que vous ayez les épaules nécessaires pour supporter tout cela. Encore une fois vous avez beaucoup à apprendre, et je pense pouvoir vous enseigner beaucoup. Pour l'heure, je vous conseille d'aller faire un tour à l'hôpital pour soigner correctement ces blessures, de vous reposer et de réfléchir à tout ça. Si vous êtes toujours intéressée, vous vous présenterez au manoir demain matin à la première heure, avec de quoi voyager. Je dois me rendre à Zaphias."

Al-Syla disposa le dernier ouvrage sur le meuble, et se tourna vers Sarah, le sourire aux lèvres:

"Alors mademoiselle Sarah, qu'en pensez-vous?"