Les couloirs du château, pour la plupart déserts à une heure aussi tardive, étaient plongés dans le silence. Quelques lampes allumées ici et là ne suffisaient guère pour éclairer correctement toutes les portions du dédale de couloirs, et les gardes de nuit avaient pris l'habitude de patrouiller munis d'une lanterne. Comme la plupart des éventuels passants nocturnes, à vrai dire.

Mais il en était un, de passant nocturne, qui ne semblait pas gêné par le manque de luminosité. Pas plus que le silence. Un silence qui disparaissait sous ses pas lourds et le cliquètement métallique de la lourde armure qu'il portait. Sur sa tête était vissé le heaume qui ne le quittait jamais, si bien que personne n'avait encore pu se venter de voir le visage de son mystérieux propriétaire. Personne d'encore vivant, en tout cas.

Le capitaine de la cinquième brigade des chevaliers impériaux, Symon Arkham, arpentait donc l'un des nombreux couloirs du palais impérial. Il était seul, son lieutenant était sans doute occupé à vider une choppe de bière tardive dans l'une des auberges du bas quartier de Zaphias, là où la nuit ne signifiait certainement pas la cessation de toute animation, bien au contraire. Quant à lui, Symon, il revenait d'une errance particulière qui justifiait maintenant sa présence au palais. Comme tous les capitaines, il disposait d'une chambre et d'un bureau dans l'édifice impérial, mais on ne se rappelait qu'avec difficultés les rares fois où il les avait utilisés. Arkham était un homme secret, et nul ne savait où il pouvait bien passer ses nuits et son temps libre. Mais il dirigeait sa brigade avec efficacité, et personne ne lui posait plus de questions car il avait pour habitude de ne jamais y répondre. Ca non, le capitaine Arkham n'était vraiment pas bavard.

Quoi qu'il en soit, il revenait de son bureau si peu usité et avait fait un détour par une petite dépendance de provisions, où il avait pris une grosse bouteille de lait en verre, son pêché mignon. Dans son autre grosse main était serré un morceau de jambon qui aurait pu être une cuisse de rhinossus vu la taille de la barbaque. Avant d'aller on ne sait où faire on ne sait quoi, le capitaine de la cinquième avait visiblement décidé de s'octroyer un "petit" en-cas nocturne, sur le pouce. Et c'est ainsi qu'il déboula d'un couloir, précédé par le boucan de son armure et de l'immense épée qu'il avait attachée dans le dos, qu'il se retrouva face aux deux lieutenants et à ce qui avait tout l'air d'être un chat.

"..."

Le colosse resta planté là, sans bouger ni piper le moindre mot, les plaques de poitrine de son armure se soulevant au rythme tranquille de sa respiration, comme s'il attendait qu'on s'écarte de son chemin ou qu'on décide de lui dire quelque chose...

Le miaulement sembla résonner dans le couloir silencieux comme le plus assourdissant des vacarmes. La seconde de Schwann avait l'air de quelqu'un pris sur le fait après une grosse bêtise, et le lieutenant Venturis avait l'air de vouloir arranger les choses, si choses à arranger il y avait...

Mais Symon Arkham ne semblait pas le moins du monde incommodé par la présence du chat de Schwann. Pas plus qu'il ne semblait réellement s'intéresser aux deux lieutenant, dont il ignora les saluts protocolaires. Il fit néanmoins quelques pas en direction de Lina, son armure résonnant fortement dans le couloir, avant de s'arrêter à quelques centimètres à peine de la krytienne, qu'il dépassait de plusieurs tête.

Il déplia lentement le bras puissant qui tenait le gros morceau de jambon, et l'abaissa jusqu'à ce que la viande se retrouve pile devant le museau du chat, lui signalant ainsi qu'il lui permettait d'en manger. Le capitaine n'avait toujours pas prononcé un seul mot, seule sa respiration profonde roulant à l'intérieur de son heaume trahissant l'être vivant qui se dissimulait sous l'épaisse armure.

Symon Arkham ne donnait pas le moins du monde l'impression de réaliser la pression oppressante qu'il dégageait sur les deux officiers. Pour tout dire, le capitaine ne donnait pas l'impression de réaliser grand chose en général. Ce qui se tramait sous son crâne, sous le heaume, échappait à la plupart des gens. On pouvait supposer, d'un point de vue purement anatomique, qu'un coeur et un cerveau devaient correctement fonctionner quelque part sous toutes ces épaisseurs de métal, mais c'était tout. De mémoire des officiers chevaliers, qu'ils soient lieutenants ou capitaines, le colosse n'avait dû prononcer que deux ou trois mots lors des réunions d'état-major. Il se taisait non pas parce que parler était pour lui un problème, non; il ne parlait pas parce qu'il n'en avait pratiquement jamais besoin. Et, en retour à son mutisme, peu de gens lui parlaient également, ce qui lui convenait tout à fait. Les mots étaient souvent inutiles. Ils crevaient le silence comme autant de bulles qui éclataient et se dissipaient aussitôt.

"..."

A la mention des troubles qui inquiétaient Caldrim, Arkham posa sa lourde main gantée sur l'épaule du lieutenant, la fente noire de son casque se rivant dans le regard du lieutenant. La poigne de l'homme était forte, mais il ne s'en dégageait aucune animosité. Pour ce qu'on en savait, Symon pouvait par ce geste aussi bien signifier à Caldrim qu'on ne parlait pas ainsi de son officier supérieur que lui communiquer sa confiance quand aux évènements à venir. Aller savoir.

Il resta quelques longues secondes ainsi puis passa devant Lina pour venir mettre un genou à terre près du chat. Il posa le cuissot de jambon sur un guéridon, dévissa le bouchon de la grosse bouteille de lait qu'il tenait et renversa par la fenêtre le contenu d'un bougeoir éteint qui devint une parfaite écuelle improvisée quand il versa du lait à l'intérieur. Il posa la soucoupe devant le félin, se releva puis porta le goulot de la bouteille à ses lèvres, buvant à grands traits. Enfin, il s'essuya le menton du revers de la main et tandis la bouteille à l'adresse des deux lieutenants, des fois que l'un d'entre eux auraient une petite soif. Ce qui équivalait, dans la manière d'agir du capitaine, à l'un des gestes les plus civils et agréables qu'il était capable de faire.