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La bataille était terminée.

Proche du lieu de sa résolution, ce qui restait de la cavalerie d'élite impériale avait été frappée de plein fouet par la formidable onde de choc qui avait suivi la mort définitive du commandant des armées ennemies, le Seigneur du Chaos. Ralliant leurs hommes, Kitsune et Mikaïl s'efforçait de voir l'ensemble du champ de bataille, et leurs coeurs se serrèrent devant tant de douleur et de mort.

"Il faut rassembler les blessés, les porter à Eloher."

"Sire."

Mikaïl fit signe à un capitaine de constituer plusieurs groupes de recherches, ordonnant d'utiliser les ryhgbaros ayant perdu leur cavalier comme monture pour transporter les blessés qui ne pouvaient pas marcher. Puis le duc revint à hauteur de son souverain, un air soucieux sur le visage malgré la victoire:

"Et les mercenaires encore vivants, sire? Nous ne pouvons les laisser s'enfuir."

"Constitue plusieurs patrouilles montées. Les rares mercenaires qui étaient encore vivants et totalement humains doivent être au désespoir, et sûrement en train de fuir sans réfléchir. Il ne sera pas difficile aux petites patrouilles de les rattraper. Quand à ceux qui arriveront à leur à échapper et à fuir dans les bois..."

Kitsune regarda les monstres, les animaux, toutes les créatures de Terca Lumireis lécher leurs plaies et retourner sous le couvert des arbres. Les fourrés s'agitaient par à coup dans un concert de grognements et de hurlement, là où les chaotique avaient cru trouver refuge. La terre elle-même se chargerait des fuyards. C'était un sentiment incroyable, exaltant, de savoir que le monde lui-même s'était battus à leurs côtés, mais Kitsune avait malgré tout le coeur lourd. Lourd pour toutes les créatures qui avaient péri pour protéger leurs terres. Plus lourd encore pour les combattants qui avaient péris, sans distinction de race ou de faction. Même si, tout au fond de lui -et c'était normal- son coeur saignait un peu plus pour les fils et les filles de l'Empire qu'il avait envoyés à la mort. Il passa une main dans ses cheveux défaits pour se concentrer sur le moment, et se tourna vers Mikaïl:

"Mon ami, vous..."

Mikaïl tomba de sa monture, s'écrasant dans la poussière. Une flèche noire était fichée dans son épaule. Dieu seul savait combien de temps Mikaïl avait combattu ainsi avant de finalement succomber à la douleur.

"Mikaïl!"

L'Empereur sauta à terre, confia son ryhgbaros aux patrouilles de secours, et alla s'agenouiller auprès du jeune sénateur. Il était inconscient, très pâle et en sueur. Kit soupçonnait une flèche empoisonnée, et fit de son mieux pour essayer de combattre le mal avec le peu de mana qui le restait. Puis une main qu'il connaissait bien se posa sur son bras, et Lissandre s'accroupit à côté de lui, touchant le duc de son bâton, qui brillait plus faiblement que tantôt.

"Sidéral faiblit, et mes réserves également. Ca l'aidera un moment, mais il faudra rapidement le transporter à l'hôpital."

"Liss! Tu es blessée?"

Horrifié, il montra la tunique déchirée, le sang qui la baignait, et la cicatrice qui courait sur la peau fine.

"Ne t'inquiète pas. Cixi m'a sauvée. Je..."

Sans lui laisser le temps de finir, Kitsune serra la krytienne dans ses bras, enfouissant son visage dans ses cheveux. Qu'il était bon de la sentir contre lui, vivante! Il se dégagea gentiment, et la regarda droit dans les yeux:

"Ne me refais plus ça."

"Oui, votre majesté."

Kitsune leva les yeux au ciel, mais il ne put cacher son sourire. Il l'étreignit à nouveau, et demanda soudain:

"Ton frère?"

"Jacek va bien. Il aide les autres Rôdeurs à chercher les blesser. Les plus graves devront être transportés rapidement."

Des cris perçants emplirent le ciel, et des dizaines d'aigles géants se mirent à planer au-dessus du champ de bataille. En tête volait Gwhyr, l'aigle de Lissandre, son fidèle ami à plume. Les aigles avaient participé à la bataille, arrivant avec le reste des créatures de Terca Lumireis, et ils se proposaient maintenant pour transporter les blessés jusqu'à la ville sans délai. Gwyhr se posa devant Lissandre et Kitsune, et les trois amis furent heureux de se retrouver, sain et sauf. Ils harnachèrent le duc D'Houbellevant sur le dos du rapace, qui décolla aussitôt, direction la cité. Lissandre regarda Kitsune, l'homme qu'elle aimait, les yeux brillants. Elle se demandait si elle devait parler de la présence, de la petite étincelle de lumière en elle qui lui avait permis de survivre et d'avoir la force de supporter les soins de Cixi. Elle mourrait d'envie d'en parler à son empereur, mais elle décida d'attendre plus tard, quand ils seraient tous les deux, enfin au calme.

"Oh, tu es blessé toi aussi!"

Lissandre s'empressa d'apposer sa main libre sur l'épaule de Kit, méchamment amochée. Kit supporta la douleur en silence, sourire aux lèvres. Ils avaient triomphé, et Lissandre était avec lui. En ce moment précis, plus rien d'autre ne comptait.

Plus loin sur le champ de bataille, le commandant Antoine Saint-Marc se tenait immobile, un genou à terre et Solaris plantée dans le sol. Une centaine de cadavre l'entouraient, les dernières victimes chaotique tombées sous sa lame. Tout doucement, de peur de le brusquer, Lucas s'approcha de son amis. Le demi-krytien avait une estafilade sur la joue et sa toge de mage était déchirée en plusieurs endroits, mais il n'avait aucune blessures sérieuses. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Saint-Marc non plus. Il restait pourtant sans bouger, inconscient du monde extérieur. Gray le contourna, s'agenouilla face à lui et lui prit doucement les poignets. Saint-Marc tressaillit, et ouvrit les yeux. A son grand soulagement, Lucas vit qu'ils étaient à nouveau brun. Antoine lâcha son épée, et se laissa tomber dans les bras du mage, qui commença à le bercer doucement.

"Ca va aller mon amour, ça va aller."

Comme lors de son duel avec Schwann, Saint-Marc avait retardé l'effet de ses blessures, et elles commençaient seulement à se faire visible. Mais ce n'était pas ce qui brisait le coeur de Lucas Gray; ce qui brisait le coeur de Lucas Gray, c'était qu'une fois de plus Antoine Saint-Marc s'était battu au nom d'une cause juste, et qu'il en avai comme toujours payé l'effroyable prix. Un prix dont ils ne discutaient jamais.

"C'était...une sacrée bataille..."

La voix, si douce qu'il faillit ne pas l'entendre, parvint aux oreilles de Lucas, qui serra plus fort Antoine.

"Tu peux le dire... Il faut aller te reposer maintenant."

"D'accord, mais...Lucas?"

"Oui?"

"Tu m'étouffes!"


Plus loin, encore, Lucius Gray et Maxwell atterrirent. Lucius planta son regard bleu glacier dans celui, insondable, de l'esprit, et inclina brièvement la tête.

"Ce fut une grande joie que de combattre à nouveau à tes côtés, mon vieil ami."

Maxwell hocha la tête; il ressentait la même chose. Mais au cours des décennies qu'ils avaient passées ensemble, l'esprit n'avait presque jamais pris la parole. Il ne le faisait que lorsque c'était absolument nécessaire.

"Tu ne veux pas saluer les tiens? Cela fait longtemps qu'ils n'ont pas eu de tes nouvelles. Et toi des leurs."

Maxwell secoua lentement la tête, déclinant la proposition. Il était difficile de savoir à quoi songeait l'esprit, mais il était grave, et triste. Et Lucius Gray le comprenait.

"Repose toi, va. A la prochaine fois, mon vieil ami."

Ce qui ressemblait à un très bref sourire sur les lèvres de Maxwell disparut aussi vite qu'il était apparu, et l'esprit se volatilisa, quittant le plan matériel.

"Jusqu'à notre prochaine rencontre..." murmura l'archimage dans barbe. Puis, faisant craquer ses doigts crochus, il sentit la présence de son fils -et s'autorisa une brève seconde de soulagement de le savoir en vie- et se dirigea vers lui, prêt à aider les blessés de ses pouvoirs. Il avait encore beaucoup de mana à dépenser, et il était décidé à le mettre à contribution.

Encore ailleurs, les cinq Rôdeurs aidaient à transporter les blessés, et à comptabiliser les pertes. Ils n'étaient pas les seuls Rôdeurs à avoir combattu; ceux qui étaient arrivés en compagnie d'Aleck et Thalek aidaient d'autres blessés, en petits groupes. Aucun forestier n'était tombé au combat. Pas même un cadet. Cela tenait du miracle. Mais du côté des soldats de l'Empire, le bilant était bien plus lourd. Les trois quarts de la cavalerie -qui avait toujours été en première ligne pour percer les rangs ennemis- avait été annihilée. Près de deux cents hommes et femmes, et une centaine de bons ryhgbaros. Les mages avaient été les moins touchés: douze d'entre eux avaient péri au combat, dont plusieurs étudiants prometteurs. Et surtout beaucoup trop jeunes. Quand aux troupes à pied... sur les trois cents fantassins venus défendre Eloher, une moitié seulement avait survécu. Et une trentaine d'entre eux étaient encore entre la vie et la mort. L'Empire avait payé un lourd tribu en respectant ses accords, et le Sénat ne le verrait certainement pas d'un bon oeil. Mais les soldats impériaux survivants ne ressentaient aucune colère envers leur Empereur, ou envers les guildiens et les krytiens qu'ils étaient venus aider. Tous les survivants de cette bataille -impériaux, des guildes, krytiens- partageaient maintenant un lien que nulle politique ne pourrait briser. Ils étaient devenus des frères d'armes.

A l'hôpital d'Eloher, Eldar repoussa sans ménagement un énième mage qui voulait examiner la grande coupure qui barrait son visage. A l'extérieur, Gwhyr venait de se poser et on emportait le duc D'Houbellevant auprès des guérisseurs. L'aigle battit des ailes et reprit son vol, à la recherche d'autres blessés à transporter.

"Je n'ai pas besoin de vos services! Je suis juste là pour veiller sur..." Eldar hésitant, ne sachant quel mot trouver. "...sur quelqu'un qui m'a sauvé la vie."

Et Eldar, l'ancien sheitzeka devenu garde de l'Empereur, n'avait pas l'habitude qu'on lui sauve la vie. Il protégeait celle de son souverain, et il avait pris beaucoup de vies, mais ce cas de figure était nouveau pour lui.

"Et bien votre ange gardien est un sacré numéro!" lui dit le mage. "Quand on l'a retrouvé, il était entouré de trois cadavres de mercenaires du chaos."

"Il a été blessé bravement, prenez soin de lui."

"Euh..."Le mage prit un air gêné. "Il n'était pas blessé quand nous l'avons trouvé, monsieur. La commotion, c'est parce que le guildien qui l'a trouvé a dû l'assommer pour l'emmener à l'hôpital."

"Comment?!"

"Il ne voulait pas lâcher la jambe du mercenaire qu'il était en train de mordre, monsieur. Je l'redis, un sacré numéro, votre ami!"

Eldar resta interdit. Puis il sourit, ce qui était extrêmement rare de sa part. "Un ami. Oui, prenez soin de mon ami Arthur." Puis l'ancien sheitzeka éclata de rire, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien des années.

Dans un sommeil agité, le commis impérial d'élite Arthur Boniface rêvait qu'il était un héros, et que les appletinis coulait à flots.

La bataille était terminée.

Kitsune, était assis dans l'herbe, à l'ombre d'un petit bosquet d'arbres, aux portes d'Eloher. Lissandre, Jacek, Jassandre, Thalek et Aleck étaient avec lui. Il caressait pensivement Fuchs, qui avait posé la tête sur ses jambes, heureuse de retrouver son humain sain et sauf. Derrière eux, les murs de la cité des héros témoignaient de la survie de la cité des héros, épargnée par le chaos. Face à eux, un peu en contrebas -ils se trouvaient sur une petite butte- le champ de bataille semblait s'étendre à perte de vue. Dans la plaine, entre les bois, ce n'était que corps étendu par centaines. Les premiers oiseaux de proie tournaient déjà dans les airs, tandis que des volontaires se chargeaient de récupérer et d'identifier le plus de cadavres possibles pour pouvoir les rapatrier et leur offrir une sépulture descente. Les restes des serviteurs du chaos avaient été rassemblés en petit tas, et on y avait mis le feu. Plusieurs brasiers illuminaient le champ de bataille, le vent charriant les flammes et les odeurs de mort.

Kitsune, Rôdeur, Empereur de la dynastie Antilles et, finalement, simple humain, poussa un profond soupir. Plus de la moitié des troupes qu'il avait envoyé à la rescousse d'Eloher avait péri. Près de trois cents impériaux étaient reconnus comme morts, et le bilan pouvait encore s'alourdir suivant le résultat des recherches. Trois cents hommes et femmes arrachés à leur patrie, à leurs amis, à leur famille pour venir mourir ici. Kitsune savait qu'il avait pris la bonne décision: l'Empire se devait de soutenir ses alliés. Et il savait que les soldats qui étaient tombés au combat l'avaient fait en connaissance de cause, au nom des vies innocentes qu'ils défendaient en sacrifiant les leurs. Mais malgré la raison, malgré la victoire, l'Empereur pleurait la mort de chacun de ces soldats. Ils avaient cru en lui, l'avaient suivi, et ils ne rentreraient plus. C'était là où le souverain réalisait une fois de plus à quel point le poids qu'il portait sur les épaules était lourd. Prendre les bonnes décisions impliquaient parfois qu'on meurt pour elles. C'était inévitable, il le savait. Avec le temps, il réussirait à prendre de la distance. Mais pour le moment, il pleurait les filles et les fils de l'Empire. Il pleurait aussi les krytiens et les guildiens tombés, ainsi que tous les animaux et créatures de Terca Lumireis. Seta Tamagachi lui avait dit un jour qu'un dirigeant se perdait non pas lorsqu'il prenait des décisions difficiles aux résultats parfois effroyables, mais lorsqu'il n'était plus émotionnellement par ces tragédies...

Toutes les nouvelles n'étaient pas mauvaises, cela dit. Le duc et sénateur Mikaïl D'Houbellevent se remettait de ses blessures à l'hôpital d'Eloher. Kit en avait été soulagé; le duc n'était pas uniquement un de ses plus proches alliés au sénat, c'était avant tout un ami. Egalemement à l'hôpital, sous la surveillance étroite de Lucas Gray, le commandant Saint-Marc récupérait lui aussi du combat. Ce dernier avait été comme toujours bien plus éprouvant moralement que physiquement pour Antoine, qui s'en était sorti avec des blessures sommes toutes légères. Mais comme Lucas, Kitsune savait quel prix avait payé le commandant... De son côté, Lucius Gray était déjà reparti à Zaphias, avec tous les mages impériaux qui n'aidaient pas à prodiguer les soins. L'archimage avait comme toujours beaucoup à faire. Eldar surveillait toujours le courageux Arthur Boniface; le sinistre assassin et le petit commis impérial -encore endormi, récupérant de son sursaut d'énergie- formaient un duo aussi étrange que touchant. Quelque part, même les éléments les plus opposés au monde pouvaient finir par s'entendre... Markus Rosenkrantz et Eldrik Ardance étaient partis rassembler les Rôdeurs anonymes et les cadets qui avaient participé à la bataille. C'était un véritable miracle que le corps des forestier s'en soit sorti indemne. Au vu de tous les impériaux morts, Kitsune pouvait au moins puiser de la consolation en cela.

Jassandre, Thalek et Aleck étaient restés avec lui. C'étaient ses trois plus vieux amis parmi les Rôdeurs, et ils savouraient ce moment de répit ensemble. Lissandre avait décidé de rester auprès de Kitsune plutôt que de retourner tout de suite à Temza, et le forestier ne l'en avait pas dissuadée. Il avait plus que jamais besoin de sa présence, de sa chaleur à ses côtés. Jacek était resté lui aussi. Il était perdu dans ses pensées; Cixi y occupait une place importante, bien sûr, mais il y avait aussi les rémanences de la peur qu'il avait éprouvé à l'idée de perdre sa soeur, et également le retour de Calëtaura Windwaker... Les jumeaux avaient tout de même envoyé Gwhyr rassurer leurs parents, et ils goûtaient maintenant au calme en compagnie de leurs amis Rôdeurs.

"Ca va parler, au Sénat. Ca doit sûrement déjà parler."

Jassandre d'Alinéas avait peut-être abandonné ses prérogatives de noble, mais elle était encore parfaitement au fait des rouages du pouvoir.

"Le sénat doit déjà être en train de se prendre le bec sur les pertes impériales, la nécessité d'envoyer autant d'homme, et tout le reste."

"Peuh! C'est clair, ils n'ont rien d'autres à faire, eux. A part D'Houbellevent, aucun n'était là pour se battre."

"C'est plus compliqué que ça, Al'."dit Thalek de sa voix tranquille.

"Tes alliés -Seta le premier- vont te soutenir, c'est certain. Mais le reste du sénat va vouloir que tu lui rendes des comptes. Tout faire pour ne pas cautionner ta décision tout en s'auréolant de la gloire des prouesses impériales à Eloher. Tu sais comment tu vas les gérer?"

Kitsune ne répondit pas. Il s'était allongé dans l'herbe, les bras derrière la tête, reposant sur les jambes de Lissandre, qui s'amusait à lui emmêler les cheveux. Fuchs, vexée de ne plus être le centre d'attention, quémandait des grattouilles à Jacek, qui les lui dispensait en souriant. Bien sûr que Kitsune aurait des comptes à rendre au sénat, il le savait. Il devrait batailler ferme pour justifier ses ordres, et pour que chaque impérial mort ne soit pas considéré comme du gaspillage par les membres les plus isolationnistes du gouvernement. Mais tout cela pouvait attendre. Il dégagea une main, et cueillit un long brin d'herbe qu'il se glissa entre les dents. Il se tortilla un peu pour trouver une position plus confortable pour son épaule encore douloureuse, et sourit en contemplant le beau visage de Lissandre Andùrin au-dessus du sien. Une brise légère s'était levée, repoussant les odeurs de mort et apportant avec elle un profond sentiment de paix. L'Empereur n'était à ce moment précis qu'un simple humain sous le ciel, en compagnie d'êtres qui comptaient plus que tout assez yeux.

Le reste pouvait attendre.